Mourad El Besseghi, «La finance islamique peut rendre disponible les liquidités nécessaires à la relance économique»

Dans cet entretien, Mourad El Besseghi, expert financier, estime que la finance islamique peut constituer une alternative pour absorber les épargnants potentiels et les utilisateurs éventuels de produits islamiques. Mieux encore, elle peut être un moyen de juguler les effets néfastes de la crise de liquidité.

Plus de 50 pays dont certains non musulmans ont adopté la finance islamique, alors que l’Algérie s’inscrit avec beaucoup de retard dans cette tendance mondiale. Pouvez-vous nous expliquer les raisons ?

Il faut rappeler, tout d’abord, que la finance islamique touche l’ensemble des transactions et produits financiers conformes aux principes de la charia, qui présupposent l’interdiction de l’intérêt, de l’incertitude, de la spéculation et l’investissement dans des secteurs considérés comme illicites (alcool, tabac, paris sur les jeux, etc.).

Par ailleurs, la finance islamique va au-delà d’une finance classique puisqu’elle présente la singularité du partage des pertes et profits qui résulteraient des transactions qu’elle engendre et donc l’association dans les risques d’exposition avec le partenaire.

En Algérie, certaines banques ont depuis longtemps commencé à proposer les produits de la finance islamique, notamment El Baraka Bank, qui a été leader dans ce domaine, et plus récemment Essalem Bank. Actuellement, les banques publiques ont été instruites pour développer les produits islamiques et œuvrent pour les promouvoir comme alternative au financement de l’investissement dans une conjoncture de crise financière.

Pour le moment, les banques sur le marché financier national interviennent avec les produits tels que el mourabaha, el moucharaka, el moudharaba, el sannad et el sukuk, conformes à la charia et aux préceptes de la religion, avec notamment la prohibition de la riba. Avant la fin de l’année, il est prévu  l’ouverture de l’assurance el takaful pour drainer les fonds non bancarisés.

Avec la crise financière actuelle, il y a une forte volonté des pouvoirs publics de promouvoir ces produits afin de ramasser la masse monétaire qui circule dans l’informel, qui est estimé à 5.000 milliards de dinars, selon diverses sources.

Cette masse monétaire thésaurisée échappe totalement au circuit bancaire et constitue le foyer par excellence du blanchiment des capitaux. La finance islamique peut être une alternative à la finance conventionnelle pour attirer les détenteurs de cette masse monétaire thésaurisée vers le circuit bancaire. D’autant que les dépôts semblent procurer plus de rémunération que la finance classique.

Quels sont, selon vous, les avantages et les inconvénients de la finance islamique ?

Dans un environnement social fondé sur l’Islam, l’absence de taux d’intérêt constitue un avantage considérable puisque en lieu et place de l’intérêt, les banques islamiques optent pour un partage des profits mais aussi des pertes. Dans le financement classique, les intérêts sont dus dans tous les cas de figure et quels que soient les résultats obtenus, ce qui n’est pas le cas des produits islamiques où la banque est impliquée avec l’entrepreneur, en assumant tous les risques, sauf en cas de faute de gestion avérée de l’entrepreneur. Il y a donc un accompagnement automatique et un suivi de la part du banquier qui devient partie prenante.


Les sûretés sont exigées, mais l’appréciation du client, son historique, sa crédibilité en tant qu’entrepreneur pèsent dans la décision finale. Sur le plan fiscal, certains avantages sont accordés pour les opérations de leasing qui ne sont pas négligeables. Parmi les inconvénients que l’on peut citer, les banques islamiques doivent s’assurer de la licéité des activités créées, qu’elles soient directes ou indirectes, avant de s’engager.

En effet, avant de se prononcer, le comité en charge du dossier examine toutes les activités en aval générées par le financement en question, qui doivent être obligatoirement licites. Le risque d’ingérence est également à citer parmi les inconvénients, du fait que la banque concourt au financement et par moment se trouve dans l’obligation de regarder de près les actes de gestion.

Pour préserver ses intérêts, elle aura tendance à s’immiscer, ce qui réduit la marge de manœuvre de l’entrepreneur. Enfin, l’inconvénient majeur à retenir est le coût du loyer qui est souvent plus élevé dans les produits islamiques que dans les produits financiers conventionnels.

Beaucoup de banques, notamment publiques, ont lancé récemment des produits islamiques, pensez-vous qu’elles sont suffisamment dotées des mécanismes nécessaires ?

La finance islamique se caractérise principalement par l’implication plus forte du client, grâce à un intéressement plus attractif que les produits financiers conventionnels ou classiques. Elle repose principalement sur la participation aux pertes et aux profits entre l’établissement bancaire et son client. Avec la crise et afin de redynamiser le marché financier, les banques ont été invitées à entrer en lice rapidement pour dynamiser les produits financiers islamiques comme moyen de juguler les effets néfastes induits par cette crise de liquidités.


Plusieurs banques ont rapidement engagé des actions en vue d’ouvrir des espaces et des guichets spécialisés dans la finance islamique. C’est le cas du Crédit populaire d’Algérie de la Banque de développement local, de la Banque nationale d’Algérie, de la Banque de l’agriculture et du développement rural et la Banque extérieure d’Algérie.
Toutes les banques doivent ouvrir un maximum d’espaces avant la fin de 2022. Les banques ont formé le personnel et organisé toute la logistique nécessaire, mais il reste encore à faire dans ce domaine

Quel est le rôle de la finance islamique dans la relance de l’économie et de l’investissement en particulier ?

Après le passage de la crise, on s’attend à une reprise de l’investissement et une forte demande des crédits bancaires. Les perspectives de relance de la machine économique doivent être adossées à des prévisions en matière de financement de cette relance. Les produits financiers islamiques peuvent constituer une véritable alternative et un soutien appréciable dans le système financier en rendant disponibles les liquidités nécessaires.

Il existe toujours une sorte d’hésitation, notamment chez les chefs d’entreprise, au sujet de la finance islamique. A quoi l’attribuez-vous ?

D’abord parce que c’est nouveau. En dehors de quelques expériences à petite échelle, les produits financiers islamiques sont généralement méconnus. Il y a une méfiance naturelle en somme qui s’installe et qui ne motive pas l’investisseur pour se hasarder ou s’aventurer dans des produits non éprouvés, d’autant qu’il n’y a pas de bons exemples de succès ou d’échec qui pourraient rassurer et entraîner les demandeurs potentiels.

Par ailleurs, les banques publiques n’ont pas beaucoup d’expérience dans ces produits, ce qui pourrait justifier une attitude répulsive de la part des investisseurs, probablement désenchantés par les services de ces mêmes  banques pour les produits financiers conventionnels. 

Ensuite, il est possible de penser que les banques qui offrent ces produits financiers islamiques n’ont pas suffisamment promu les produits financiers considérés ou que les mesures incitatives ne sont attractives. Par ailleurs, ceux qui ont tenté une expérience avec les produits islamiques en Algérie avec les banques pensent que les coûts, les marges, les rémunérations et autres pour l’intermédiation sont trop élevés.

En comparant les coûts d’un financement conventionnel et ceux d’un financement islamique, ils estiment que les produits islamiques sont largement plus onéreux. Il est vrai qu’ils permettent de résorber une entrave idéologique et de se conformer aux préceptes de l’Islam, selon certains utilisateurs, mais l’écart de coût à supporter est largement dissuasif.


Ce coût est certainement lié aux charges de fonctionnement de ces banques, mais il est évident qu’un encadrement plus soutenu par la Banque d’Algérie avec une stabilité réglementaire seraient de nature à permettre, à terme, une réduction de ces coûts et un développement graduel de ces produits financiers. Mais, selon certains experts, en dépit de la crise sanitaire qui sévit, globalement la demande devrait connaître au cours de cette année et certainement les années qui vont suivre une tendance ascendante.  Nous sommes au début de cette expérience, on verra dans quelques mois ce qui pourrait en advenir.     

Pouvez-vous nous dresser l’état des lieux de la finance islamique dans le monde ?

La finance islamique dans le monde est à ses premiers balbutiements, avec un encours marginal de 1% par rapport à l’encours total. Cette pratique de la finance est surtout observée dans les pays du Moyen-Orient, en Malaisie, en Iran et en Turquie qui représentent presque l’essentiel de l’encours total de la finance islamique, avec un taux de croissance significatif et une perspective de 4.000 milliards de dollars à l’horizon 2025.

Par ailleurs, on note depuis cinq ans une accélération de la croissance de ce segment de marché dans certains pays en Europe qui ont commencé à investir dans ce créneau pour drainer les fonds des pays musulmans et s’introduire en offreur de produits conformes à la charia. L’Angleterre, qui en est l’exemple type, se présente comme leader avec une technicité avérée et un savoir-faire certain dans le domaine bancaire d’une manière générale, mais aussi en raison des garanties de transparence et des critères de régulation.

Quelle est la place de la finance islamique au Maghreb ?

La finance islamique au Maghreb est marginale par rapport à la finance conventionnelle. Les contraintes économiques, financières, culturelles et institutionnelles sont à l’origine de cette situation. Au Maroc par exemple, la Banque centrale a donné le coup d’envoi le 2 janvier 2017, et cinq banques candidates ont obtenu leur agrément et le feu vert des autorités religieuses et ont monté leur filiale islamique. Depuis, certains produits islamiques sont proposés aux clients, mais en dehors des crédits à la consommation, les premiers pas restent timides par rapport aux potentialités.

Il en est de même pour la Tunisie qui a ignoré la finance islamique jusqu’à la montée des partis islamiques. Avec le printemps arabe, la finance islamique est revenue au devant de la scène. Il existe trois banques qui proposent des produits conformes à la charia  en Tunisie, dont deux qui interviennent sur le marché tunisien en tant qu’institutions, à savoir El Baraka Bank Tunisia (filiale du groupe Al Baraka Banking Group orientée principalement vers les non-résidents) et la Noor Islamic Bank qui est un simple bureau de représentation sans installation permanente en Tunisie. En revanche, une seule banque de détail existe, la Zitouna Bank qui propose des produits islamiques depuis 2010, mais qui bat de l’aile pour des raisons politiques.

Interview réalisée par Nacima Benarab (In DZEntreprise n° 50)

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