Chérif Benhabilles, DG CNMA: «Nous devons intégrer la notion des risques climatiques dans nos politiques agricoles»

Jamais l’urgence d’une assurance agricole ne s’est faite autant sentir que durant cet été au cours duquel les incendies et feux de forêts ont détruit des dizaines de milliers d’hectares de forêts et terres agricoles dans notre pays impactant durement l’économie agricole et rurale. C’est dans ce contexte que le DG de la CNMA, qui reste l’acteur le plus ancien du marché de l’assurance-agricole en Algérie, prend la parole pour défendre sa branche et plaider pour un effort collectif des assureurs de la place pour venir en aide aux exploitants sinistrés.

La CNMA est aujourd’hui  le plus ancien  opérateur du secteur de  l’assurance agricole dans le pays. Comment a-t-elle évolué depuis sa création et quels sont les défis qu’il lui faut relever dans le contexte actuel ?  

La Caisse nationale de mutualité agricole (CNMA) est, en effet, présente dans le champ des assurances et dans celui de l’assurance agricole depuis plusieurs décennies, quasiment avant que le pays ne recouvre son indépendance.
Je la considère comme une institution dans le marché national des assurances et comme un témoin vivant des mutations et des transformations que le monde agricole en Algérie a connues.
Elle est donc naturellement passée par des étapes. Jusqu’à maintenant la CNMA exerce exclusivement sur le marché des assurances dans le secteur de l’agriculture d’une manière générale. Si elle est présente dans ce secteur stratégique, le temps est venu pour elle d’évoluer et de revoir son mode de fonctionnement qui doit passer par une révision du décret qui la concerne, qui lui permettra de s’attaquer à de nouvelles missions.

Pourquoi ce besoin, selon vous, de revoir les textes juridiques qui encadrent son fonctionnement ?

De nombreuses activités parmi celles qu’elle exerçait au début de sa création  ne sont plus d’actualité. De nouveaux challenges sont apparus au fur et à mesure que l’assurance agricole a connu des transformations importantes en relation avec les changements observés dans l’économie agricole. Par ailleurs, il n’est pas normal que la CNMA continue de fonctionner avec une ordonnance qui date de 1962.


En soixante ans, le  paysage économique relatif aux produits de la terre essentiellement a changé, le champ économique en général n’est plus le même, le comportement des agriculteurs a, lui aussi, changé et incite à leur offrir de nouveaux  services. C’est d’autant plus souhaitable que la Caisse est depuis longtemps le partenaire privilégié de la population rurale qui fait fonctionner plus de 70% du secteur de l’agriculture. Une nouvelle législation nous donnera de nouveaux outils adéquats pour mieux l’accompagner.

Qu’en est-il de la santé financière de la CNMA et de ses perspectives ? 

Nous avons réalisé en 2020 un bilan très positif avec une croissance de chiffre d’affaires de plus de 50% par rapport  à l’année 2019. Malgré la crise nous sommes les seuls sur le marché à continuer d’ouvrir des agences à travers le pays notamment dans les zones les plus reculées. Nous disposons aujourd’hui de 560 agences locales et 67 caisses. Nous avons 220 000 sociétaires au niveau de la CNMA. Le taux de pénétration des assurances agricoles est de près de 22% sur un million d’agriculteurs recensés par les chambres de l’agriculture. Par  comparaison, il y a 5 ans ont été même pas à 5%. 

Vous dites qu’il est  important aujourd’hui d’être plus proche des agriculteurs, mais que  la CNMA a besoin de nouveaux outils juridiques et réglementaires. Quel est l’état d’avancement de ce projet ?   

Dans la feuille de route du ministre de l’Agriculture et dans sa stratégie 2020/2024, il est  consacré un point très important à la mutualité  et notamment à la révision des statuts de la CNMA. Le ministre du secteur est conscient de l’importance du rôle de la CNMA,  la mise en place d’un dispositif anti-calamités agricoles et d’un CMR (crédit mutuel rural) restent indispensables. Au vu des catastrophes majeures que nous avons subies avec les feux de forêts de l’été dernier et leurs conséquences sur l’économie locale dans les régions touchées, je crois savoir que des  propositions dans ce sens seront faites au gouvernement à l’occasion de prochains  conseils des ministres.  Cela devient en tous cas indispensable pour répondre aux besoins du terrain. 

Pourquoi la  branche assurance agricole en Algérie ne suscite pas alors le débat qu’elle mérite ? 

Vous avez raison de poser cette question et il est indispensable d’intégrer l’assurance agricole dans la dimension de l’assurance en général. Le marché des assurances en Algérie reste en deçà de ses potentialités alors que les besoins sont considérables qu’il est, aujourd’hui, urgent de satisfaire. On doit ressortir l’importance de l’assurance dans le développement d’une politique agricole.


On parle souvent des réformes du système bancaire et on ne parle pas ou très peu de la réforme du marché des assurances, qui est aussi un marché très important. C’est une anomalie  à laquelle il s’agit de remédier.
La banque est un moyen important pour accompagner le développement du marché agricole, mais, en matière de sécurisation et de prise en charge des risques et de stabilité de ce marché, l’assurance est d’un rôle déterminant. 

Dans le marché des assurances, qui reste  dominé par la banche automobile, la part du risque agricole reste très faible, elle se situe entre 2 et 2,5%. 80% est détenue par la CNMA, ce qui représente entre 2 et 3 milliards de dinars de chiffre d’affaires. Ce n’est pas considérable par rapport aux besoins réels.  

Comment expliquez-vous cette faiblesse ?  

La majorité des agriculteurs n’ont pas la culture des assurances ou ne font pas confiance aux assureurs. Très peu de compagnies d’assurances pratiquent les assurances agricoles, et ce pour plusieurs raisons, entre autres le problème de la maitrise d’un marché hautement aléatoire.
Le risque agricole ne peut pas être commercialisé de la même manière que les autres branches. Cela  demande des spécificités, une formation et une expertise.


La CNMA a mis en place un programme de modernisation des assurances agricoles qui touche l’ensemble des filières (végétale et animale) et qui couvre aussi les risques climatiques. Mais ça reste très peu commercialisé, parce que les agriculteurs n’ont pas la culture de l’assurance comme je l’ai dit ou n’ont pas les moyens de payer une prime d’assurance, parce qu’ils ont d’autres priorités. 
C’est d’ailleurs pourquoi la CNMA a proposé un dispositif de prise en charge des calamités agricoles, qui va révolutionner un peu le paysage dans le pays. C’est malheureux qu’on réagisse tardivement aux crises, mais mieux vaut tard que jamais.


Il faudrait retenir les leçons des crises passées.  Nous sommes tenus aujourd’hui, et avec les changements climatiques, de  nous adapter et d’intégrer la notion de risques climatiques dans nos politiques agricoles et mettre en place des outils de financement performants.

L’aléa climatique est-il devenu un aiguillon du marché de l’assurance agricole ?

L’aléa climatique est aujourd’hui omniprésent dans notre vie quotidienne.  Je pense qu’il est temps qu’on agisse en amont. On ne peut pas rester dans une position passive à décompter les dégâts et à en recenser les conséquences. Il faudra une implication de l’ensemble des acteurs : le ministère de l’agriculture, les chambres de l’agriculture, et tous les concernés qui doivent débattre de l’importance de l’assurance agricole comme moyen indispensable de gestion de risque. La CNMA ne peut intervenir seule dans un secteur qui concerne divers intervenants et de multiples enjeux. Les agriculteurs, dont la majorité reste très sensible à ces enjeux, avouent qu’ils n’ont pas les moyens de payer un contrat d’assurance.

A ce titre, je pense que l’Etat doit apporter son aide par une subvention qui peut, en retour, réduire et soulager les charges sur le budget de l’Etat en cas de crise. Il faut savoir quand vous avez un quelqu’un qui est assuré chez vous, vous faites en sorte que ce risque ne se reproduise pas. L’intervention de l’Etat vient ensuite, en dernier ressort quand il s’agit de grandes catastrophes. Il faut commencer à inculquer cette culture. Avec l’assurance on donne une certaine traçabilité et une certaine transparence des activités de la filière.  En tant qu’assureur, nous voulons diminuer l’intervention du Trésor public, et nous souhaitons que les compagnies d’assurances participent au  développement de la branche des assurances agricoles. 

Plaidez-vous toujours en faveur d’une obligation de l’assurance agricole ?

Les textes sont très clairs. La loi exige que toute subvention émanant de l’Etat soit conditionnée par un contrat d’assurance.

Cette condition a une portée économique. C’est-à-dire que quand l’Etat subventionne une partie de votre projet, l’assurance agit comme un garant pour sécuriser cet investissement.  A ce sujet, la CNMA a mis en place toute une série de facilitations et accorde à ses clients de nombreux avantages.  Donc, oui, notre plaidoyer n’a pas changé d’autant qu’on associe aujourd’hui la sécurité nationale à la sécurité alimentaire. Cela dit, il faut réformer en urgence le secteur des assurances en Algérie, celui de l’assurance agricole en premier lieu.

On doit être un acteur beaucoup plus économique qu’administratif. Aujourd’hui, l’assurance est beaucoup plus considérée comme un acte administratif qu’économique, ce qui est une aberration à lever au plus vite. Si, demain, le dispositif de la calamité agricole est adopté, la conception de l’assurance agricole va être tout à fait différente des autres assurances. On mettra des mécanismes spécifiques pour cette assurance agricole et on ira vers une spécialisation de la distribution des produits d’assurance agricole. 

Qu’en est-il des indemnisations pour les victimes des derniers incendies de forêts de cet été ? 

L’Etat est là pour aider mais les compagnies d’assurances doivent s’impliquer davantage dans les dispositifs d’indemnisation, à condition que les agriculteurs jouent le jeu et comprennent eux-mêmes les enjeux.
Malheureusement on ne le voit pas. Il faut qu’il ait une implication forte et que nos experts jouent leur rôle convenablement.  C’est les seuls qui peuvent déterminer avec exactitude les pertes réelles et seuls les assureurs sont tenus de rembourser réellement les dégâts conformément aux contrats. 

Comment procéder alors si  la majorité des agriculteurs ne sont pas assurés ? 

Les compagnies d’assurances doivent participer activement et  ne pas laisser cette grande charge uniquement à  l’Etat.
Les compagnies d’assurances, génèrent des résultats très positifs qui doivent aussi contribuer à la couverture des risques majeurs. Il faut que les compagnies d’assurances participent d’une manière obligatoire à aider à la prise en charge de ces sinistres. Il s’agit d’un drame national, et les compagnies doivent apporter leur aide aux gens non assurés.

Quelle est l’ampleur des dégâts constatés ? 

Toutes les filières de l’agriculture sont touchées : 89 000  hectares de forêts ont été ravagés par les feux, avec des conséquences dramatiques sur  l’activité des agriculteurs et sur l’économie rurale et locale en général. Les opérateurs les plus impactés sont en  majorité de petits agriculteurs.  Est-ce que on va pouvoir évaluer tous les dégâts ? Je ne sais pas encore. Le gros travail à mon avis c’est aider ces gens à repartir de nouveau et à retravailler comme avant. Indemniser c’est bien, mais le gros travail c’est de  mettre les moyens pour accompagner ces agriculteurs à reprendre leurs activités. Nous avons des échos très positifs de la part de nos agences de la CNMA de Tizi Ouzou, ou nous avons enregistré un engouement important des agriculteurs pour l’assurance agricole.   

Interview réalisée par Nacima Benarab

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